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Pluralité religieuse et unité républicaine

Si la diversité des appartenances religieuses est un état de fait, elle ne cesse d’interroger, notamment sur le terrain de la laïcité française.

La loi de séparation des Églises et de l’État de 1905 a, certes, été adoptée dans un contexte où certaines religions, le bouddhisme par exemple, étaient quasiment absentes du paysage religieux français. Faut-il pour autant considérer la pluralité religieuse comme un problème pour la laïcité et l’unité de la République ? Rien n’est moins sûr. Zoom sur une pluralité qui a largement participé à la construction de « l’idée laïque » en France avec l’historienne Rita Hermon-Belot.

À quoi ressemble le paysage (a)religieux en France ?

Difficile d’évaluer avec précision la diversité des (in)croyances en France, où il n’existe aucune statistique officielle. La loi (1) interdit de collecter ou d’établir des fichiers où les citoyens sont distingués en fonction de leur appartenance religieuse ou de leurs origines raciales ou ethniques. Des dérogations peuvent être obtenues par des chercheurs ou des statisticiens pour étudier des phénomènes précis, comme les pratiques religieuses par exemple. Ces enquêtes et sondages permettent d’obtenir des estimations du nombre de (in)croyants, mais il reste indispensable de les utiliser avec précaution. Pour y voir plus clair dans les chiffres des sondages, le site du projet scientifique Eurel recense les données et commente les résultats de certaines enquêtes.

Deux grandes études se détachent particulièrement des autres. Par sa durée et son suivi, celle de l’Observatoire de la société française de Sociovision qui, depuis 1975, réalise une grande enquête en face à face auprès d’un échantillon représentatif de 2 000 personnes. Selon cette étude, la proportion de non- croyants a augmenté ces vingt dernières années, passant respectivement de 32% en 1994 à 43% en 2015. Il faut y ajouter les personnes se disant « rattachées à une communauté sans être croyantes », 9% en 1994 et 12% en 2015. Concernant les croyants, 46% s’affirmaient catholiques, 6% musulmans, 2% protestants, 1% juifs, 1% bouddhistes et 1% à une « autre religion ». Par la quantité de personnes interrogées, la grande enquête Trajectoires et origines (TeO), réalisée par l’Ined et l’Insee entre 2008 et 2009 auprès de 22.000 personnes âgées de 18 à 50 ans, se démarque elle aussi (2). Ses auteurs estiment que, sur cette tranche d’âge (environ 26,7 millions de personnes), la France compterait 12 millions de « sans religion », 11,5 millions de catholiques, 2,1 millions de musulmans, 500 000 protestants, 150 000 bouddhistes et 125 000 juifs. Toutes ces statistiques sont intéressantes, mais elles restent des estimations et ne brossent pas un panorama exhaustif de la pluralité religieuse. Elles n’incluent pas les chrétiens orthodoxes, les hindous, ou les sikhs par exemple. Souvent parce qu’ils représentent un échantillon de répondants trop faible pour établir des pourcentages.

D’où vient la notion de pluralité religieuse ?

Rita Hermon-Belot est historienne, directrice d’études à l’EHESS, et directrice d’études Pluralité religieuse et laïcité dans l’histoire française, XVIIIe-XXe siècle au CéSor. Elle indique d’emblée : « Je fais une différence entre la pluralité et le pluralisme religieux ». La pluralité est le « constat d’une diversité de fait ». Le pluralisme est plutôt « une valorisation positive ».

Plusieurs monuments et découvertes archéologiques indiquent que la pluralité religieuse est très ancienne en France. Depuis d’antiques nécropoles jusqu’à la plus ancienne synagogue française à Carpentras, bâtie au XIVe siècle, de nombreux édifices et vestiges témoignent de la présence de communautés juives. En 2016, des fouilles ont permis de découvrir trois tombes musulmanes creusées entre le VII et le IXe siècle à Nîmes, dans le Gard.

Au cours de ses recherches sur la période révolutionnaire, Rita Hermon-Belot a trouvé un document attestant la présence de quakers originaires de Dunkerque (Nord). Ce groupe protestant créé au XVIIe siècle, dissident de l’Église anglicane, prêche le pacifisme. Il est réputé pour sa grande austérité. « Une délégation de quakers a interrogé les députés sur les dispenses de service militaire. Mirabeau leur a répondu, en substance, que personne ne pouvait y échapper ».

Peut-on pour autant avoir une idée précise de ce que fut la diversité religieuse en France ? « Il est difficile de dresser un panorama exhaustif de la pluralité. Certains groupes minoritaires se sont fait discrets », explique Rita Hermon-Belot.

La pluralité a-t-elle toujours été vécue comme un “problème” ?

« Il y a un déficit de culture pluraliste en France. Pourtant, le pays a été précurseur en la matière avec l’Édit de Nantes en 1598. La révocation en 1685, par l’Édit de Fontainebleau, a contrarié l’enracinement d’une culture pluraliste en s’appuyant sur la fiction d’une disparition des protestants du paysage religieux. La France se situe dès lors à rebours d’autres pays européens qui commencent à accepter la diversité religieuse », souligne Rita Hermon-Belot.

Durant la Révolution française, la question de la pluralité religieuse surgit dès les débats sur la Déclaration des droits de l’Homme. En filigrane dans l’article 6 qui garantit à tous – quelle que soit sa religion, donc -, l’accès à tous aux emplois publics, puis dans l’article 10 « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public ». Mais cet article 10 « reste un article de compromis qui reconnaît la pluralité, mais qui évite de reconnaître l’expression publique des différents cultes », explique Rita Hermon-Belot. Une première mise en œuvre est faite dans le décret de décembre 1789 sur la citoyenneté : « Dès que le Tiers État se désigne comme Assemblée Constituante, une réflexion sur l’organisation des instances politiques, comme les municipalités électives, émerge. À partir de là, une question se pose : qui sont les électeurs ? En décembre 1789, on se demande si on doit les différencier en fonction de leur religion. L’Assemblée choisit d’ouvrir de suite l’exercice de la citoyenneté aux protestants, mais reste réservée concernant les juifs, qui ne seront français et citoyens qu’à partir de septembre 1791 ». Mirabeau et l’abbé Grégoire s’illustrent, à l’époque, comme les partisans d’une citoyenneté ouverte aux différents groupes religieux.

L’historienne analyse que les différents groupes religieux « suscitent des discussions sur les principes adoptés par l’Assemblée ». La pluralité religieuse participe donc activement à la construction de ces principes révolutionnaires. Quant au fait de définir des principes, Rita Hermon-Belot estime qu’il s’agit d’une spécificité assez typiquement française.

Quid de la laïcité ?

Au fil de ses recherches, Rita Hermon- Belot a démontré que la pluralité « a joué un rôle dans la genèse de l’idée laïque ». Premier indice : l’état civil. En 1792, les registres sont retirés aux religieux pour être confiés aux municipalités. « On a considéré, à tort, qu’il s’agissait d’une mesure anticatholique », indique Rita Hermon-Belot. La loi devait autoriser le mariage civil, mais aussi le divorce, interdit par le catholicisme qui considère le mariage comme un sacrement indissoluble. Le judaïsme et le protestantisme, quant à eux, acceptent tout à fait le divorce. Leur retirer cette possibilité allait clairement à l’encontre de l’égalité des droits des citoyens.

« Le mariage civil était déjà prévu par un article de la Constitution. Et ceux qui le demandent ne le font pas par anticatholicisme, mais dans un objectif de pacification. La question de l’état des personnes, de la filiation et du mariage, était une question problématique pour les protestants dépourvus d’état civil. Et elle ne fait que s’accentuer face aux divisions avec l’Église catholique ».

« Je ne considère pas que la Révolution a élaboré la laïcité, mais cette période marque les prémices de “l’idée laïque” selon l’expression de l’historien Georges Weill en 1925, analyse Rita Hermon Belot. Et cette idée laïque doit beaucoup à la pluralité religieuse. La dynamique de neutralisation d’un domaine de la vie – le mariage par exemple – comme la solution d’un conflit est la dynamique même de la laïcité ». Si la Restauration (1815-1830) annule les dispositions relatives au divorce, Louis XVIII (1815-1824) confirme l’état civil et entérine durablement cette idée révolutionnaire. Le divorce sera rétabli sous la IIIe République, en 1884, par l’adoption de la loi Naquet, du nom du député Alfred Naquet, issu d’une famille de confession juive.

De “l’idée laïque” à la laïcité

Si « l’idée laïque » fait son chemin, le préambule de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 la place « sous les auspices de l’Etre suprême ». « La formule peut convenir à tous, y compris aux catholiques qui l’utilisent depuis la deuxième moitié du XVIIIe siècle », explique Rita Hermon-Belot.

Le Consulat (1799-1804), puis le Premier Empire (1804-1815), laissent une place à la pluralité religieuse, mais restreinte, à travers le régime des cultes reconnus, plus connu sous le nom de régime concordataire de 1801/1802. Dans la version finale de ce traité, la formule liminaire retenue indique que le catholicisme est la religion « de la majorité des citoyens français », pas de tous, donc, souligne Rita Hermon-Belot. L’historienne précise que le premier décret concernant le culte israélite ne sera pris qu’en 1808 et que les rabbins ne seront rétribués par l’État qu’en 1831, sous la Monarchie de juillet. Leurs homologues catholiques et protestants l’étaient déjà depuis 1802.

L’idée de laïcité telle que nous la concevons aujourd’hui, et le terme même, n’apparaît que vers le milieu du XIXe siècle. « La série des grandes lois laïques de la IIIe République, notamment sur l’école, étaient d’abord des outils pour installer la République et former des citoyens qui disposent d’un libre-arbitre, qui puissent asseoir leurs choix politiques sur des éléments rationnels », rappelle Rita Hermon-Belot. L’adoption du cadre général d’exercice des cultes que représente la loi de séparation du 9 décembre 1905 est l’aboutissement d’un processus. La spécialiste montre que cette loi a un effet sur la pluralité : « Elle libère l’expression d’une plus grande diversité au sein des courants religieux eux-mêmes, dont les fidèles peuvent se constituer en associations cultuelles. Par exemple, en 1907, l’Union libérale du judaïsme, qui ne dépend donc pas du Consistoire, est créée ».

Et aujourd’hui ? « La laïcité assure et protège la pluralité dans le contexte français. Mais elle n’est pas seulement une forme de gestion des cultes, elle renvoie également au politique et à l’appartenance du citoyen à la communauté politique. Elle est d’ailleurs au sommet de la hiérarchie des principes en étant citée au titre premier de l’actuelle Constitution », estime Rita Hermon-Belot.

Propos recueillis par Louise Gamichon


Pour aller plus loin :

  • Aux sources de l’idée laïque, Révolution et pluralité religieuse, Rita Hermon-Belot, Éditions Odile Jacob, 2015.
  • « Laïcité, mais dans la pluralité », Rita Hermon-Belot, Archives de sciences sociales des religions, mars 2016.
  • Histoire de l’idée laïque en France, Georges Weill, 1925.
  • Rita Hermon-Belot interviendra au sujet de la pluralité religieuse lors du colloque du Cefrelco, le 29 mars prochain, à Hôtel de l’industrie (4 Place Saint-Germain-des-Prés, 75006 PARIS). Programme et inscriptions

(1) La loi du 6 janvier 1978, dite « loi informatique et libertés » « interdit de collecter des données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses ou l’appartenance syndicale des personnes, ou qui sont relatives à la santé ou à la vie sexuelle de celles-ci ».
(2) Voir les résultats de l’enquête TéO