Accueil Analyses La laïcité n’est pas une recette de cuisine, mais une exigence démocratique

La laïcité n’est pas une recette de cuisine, mais une exigence démocratique

Nous reproduisons ici trois questions d’un entretien paru dans la lettre LaïCités de novembre 2017. Pour le retrouver en intégralité, vous pouvez acheter le n°12 de LaïCités ou vous abonner.

Valentine Zuber est historienne, spécialiste de la liberté religieuse et des droits de l’homme. Elle est directrice d’études à l’École pratique des hautes études (EPHE-PSL), membre du Groupe sociétés religions laïcité (GSRL à CNRS) et personnalité qualifiée à la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). Elle est l’auteure de La laïcité en débat, au-delà des idées reçues (Éditions Le Cavalier Bleu, 2017) et de La laïcité en France et dans le monde (La Documentation photographique, 2017).

Pourquoi la laïcité est-elle en débat aujourd’hui ? 

Valentine Zuber : Le débat actuel sur la laïcité est très politique. On a tendance à aborder la laïcité comme une valeur républicaine détachée de toute contingence, un principe français donné de toute éternité. Or, la forme laïque française a une histoire : elle est le fruit d’une construction progressive, marquée par des bricolages et des tentatives, mais aussi par des choix politiques. La laïcité est issue de plus de deux siècles de débats passionnés, commencés au lendemain de la Révolution française et qui se poursuivent encore jusqu’à aujourd’hui. La forme actuellement prise en France par le principe de laïcité est l’aboutissement de réflexions philosophiques et de choix politiques qui se sont effectués dans un climat extrêmement conflictuel. La laïcité française aurait pu prendre une autre orientation : à quelques jours du vote de la loi de 1905, on savait que la séparation serait inéluctable, mais on ne savait pas du tout quelles en seraient finalement les modalités retenues. En revenant aux débats de l’époque, on se rend compte que les polarisations politiques qui s’y étaient fait jour se reproduisent de manière quasi-identique dans les débats actuels. Avec des modalités très différentes bien sûr, puisqu’il était essentiellement question de l’Église catholique au moment de la loi de séparation, et qu’actuellement, c’est plutôt sur la place de l’islam, une religion dont la pratique se caractérise souvent par la visibilité, qui pose « problème ». Mais en 1905, la visibilité de l’Église catholique dans l’espace public était tout aussi questionnée que celle de l’islam de nos jours. Les termes du débat et les arguments produits par les différentes sensibilités laïques, d’alors et d’aujourd’hui, résonnent de manière presque analogue… 

La France a-t-elle un problème « historique » avec la visibilité religieuse ? 

Avant même la loi de séparation, les lois combistes à du nom du président du Conseil Émile Combes à qui visaient à interdire les activités caritatives et d’enseignement des congrégations religieuses, étaient précisément axées sur le problème de la visibilité religieuse. On a alors obligé les moines et les sœurs catholiques à se « séculariser » en les sommant de renoncer à leur habit religieux ou leur voile à car déjà, à l’époque, on parlait du voile… Nombre de caricatures anticlé- ricales se focalisaient d’ailleurs de manière péjorative sur les habits religieux, en particulier sur la soutane. Ces excès n’ont eu heureusement qu’un temps… Bien plus tard, dans les années 1960-1970, les sœurs et les prêtres catholiques français ont massivement abandonné l’habit religieux, se restreignant souvent à arborer un simple signe discret, comme une petite croix sur le revers du manteau, afin de pouvoir mieux s’adapter à la sensibilité dominante dans la société française de l’époque. En accompagnant ainsi la sécularisation accélérée de la société française, tout un pan de l’Église catholique s’est ainsi invisibilisé dans l’espace public. On s’est donc progressivement déshabitué à voir des catholiques en France, contrairement à des pays comme l’Italie ou l’Espagne où la visibilité religieuse des clercs fait toujours partie du paysage normal de la vie quotidienne. L’irruption d’une réaffirmation vestimentaire de leur identité religieuse par certains musulmans français a pris tout le monde de court, lors de l’affaire dite du foulard de Creil en 1989. Et c’est d’abord cette visibilité du religieux qui a choqué. Ce n’est que dans un deuxième temps que le « voile islamique » a été taxé de signe tangible d’un asservissement des femmes. D’où un nouveau combat porté par des féministe se qualifiant de républicaines qui visait explicitement à « émanciper » ces jeunes filles par la loi. Le signe religieux est ainsi très mal vécu en France : il semble que l’on redoute une sorte de prosélytisme larvé à travers le signe visible, et ce prosélytisme visuel serait plus fort (et dangereux) que toute autre forme. On l’a bien vu avec les affaires suivantes, et récurrentes depuis, visant l’interdiction du port du foulard par les responsables de la petite enfance, les mères accompagnatrices des sorties scolaires, ou bien encore les tenues pudiques arborées sur les plages et improprement qualifiées de burkini. Cette focalisation très française, que j’appelle une « obsession vestimentaire » (et qui ne s’applique étrangement qu’au vêtement féminin), empêche la plupart de nos concitoyens de comprendre la plupart des autres sociétés occidentales, où en raison de la pluralisation culturelle et religieuse, les signes religieux se sont pacifiquement banalisés dans un espace public devenu irrémédiablement bigarré. 

Comment expliquer que cette attention aux signes religieux perdure? 

L’une des modalités juridiques strictes et intangibles de la forme laïque française est que l’État et les agents du service public ne doivent en aucun cas arborer de signes religieux dans l’exercice de leur fonction, et ce afin de ne pas risquer d’influencer, de choquer, ni de discriminer les usagers. Cette neutralité exigée des seuls fonctionnaires, sous la forme d’une suspension ponctuelle de leur droit personnel à la liberté religieuse, semble devoir maintenant s’étendre au reste de la population. Il existe ainsi une idéologie plus laïciste que réellement laïque, apparue dans les combats du XIXe siècle et traditionnellement portée depuis par une partie de la gauche, qui pose la laïcité comme un principe philosophique forcément exclusif du religieux, sous quelque forme que ce soit. En réclamant la laïcisation de l’espace public, et plus spécialement l’invisibilisation des signes religieux, cette conception particulièrement extensive de la neutralité rappelle les objectifs premiers d’un anticléricalisme historique. Celui-ci a traversé les âges, même s’il a pu changer l’objet de son ressentiment, en passant du catholicisme clérical à l’islam actuellement revendiqué par une partie non négligeable de la population. Ce qui rend le débat complexe, c’est que cette philosophie politique est parfois confondue avec la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905. Or cette laïcité philosophique que certains souhaiteraient imposer aux individus et à la société toute entière est une atteinte caractérisée à l’exercice des libertés publiques les plus fondamentales, à savoir la liberté de religion et de conviction, mais aussi la liberté d’expression, spécifiquement garanties dans l’article premier de cette loi. Les débats actuels sur la laïcité mettent donc bien en jeu plusieurs conception politique de la liberté, et des limites qu’il convient de lui donner. Entendons-nous bien, il y a bien évidemment des limites nécessaires à l’expression de la liberté individuelle, y compris religieuse, mais la seule vraiment légitime, c’est celle qui borne notre liberté à l’expression de celle des autres. Si l’on réclame de l’État, comme le font régulièrement divers acteurs politiques, de droite comme de gauche, qu’il instaure de nouvelles lois visant toutes à restreindre cette liberté particulière, le danger est grand que ces mesures « laïques » puissent rapidement devenir aussi liberticides que discriminatoires. La laïcité d’un État donné est toujours un équilibre fragile et en devenir. Il doit être régulièrement repensé à la lumière des évolutions sociétales, et ce, afin de garantir au mieux les libertés de chacun, dans le respect de l’ordre public cher à tous.