Accueil Religions « La propagande djihadiste suscite chez les jeunes des émotions archaïques par des moyens techniques modernes »

« La propagande djihadiste suscite chez les jeunes des émotions archaïques par des moyens techniques modernes »

Docteur en psychologie clinique et pathologique à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Boutros Ghanem a étudié la façon dont les thématiques de l’Etat islamique (EI) séduisent des adolescents en pleine construction identitaire et en quête d’idéaux. Il a présenté ses travaux lors du colloque « Extrémisme religieux, violence et contexte éducatif » le 5 juin à l’ICP. Entretien.

Avec votre équipe de recherche, vous avez travaillé sur l’impact de la propagande djihadiste sur le psychisme des adolescents, libanais en l’occurrence. Comment avez-vous procédé ?

Boutros Ghanem : Nous avons analysé cinq films de propagande djihadiste, et tenté de comprendre ce qui dans le contenu et dans la forme de ces films pouvait séduire. Ensuite, en soumettant un questionnaire semi-directif à un groupe d’ados, nous avons constaté une ressemblance significative entre les thématiques abordées par les ados en général et celles qui structurent le discours de la propagande de l’EI.

Quels sont les points du discours de l’EI qui touchent les adolescents ?

La question est d’essayer de comprendre pourquoi les appels à la violence parlent à une jeunesse pourtant éduquée dans des valeurs démocratiques en totale contradiction avec cette propagande. Une partie de la réponse se trouve dans les thèmes abordés par ces films mais aussi dans les supports utilisés qui ciblent sciemment un public jeune. Le discours est « binaire » et renvoie à une interprétation du monde manichéenne : il y a soit la terre bénie régie par la loi de Dieu, soit la terre de mécréance qu’il faut absolument quitter. Tout se passe comme dans un conte de fées où le bien et le mal sont séparés sans nuances, à coups de slogans. Il en découle une pensée paranoïde, selon laquelle tout ce qui n’est pas conforme à cette idée est impliqué dans un complot mondial contre le vrai islam. L’EI étaye son discours sectaire par des images qui suscitent une foule d’émotions plutôt archaïques en lien surtout avec l’agressivité et la toute-puissance, mais aussi avec le bonheur et l’engagement solidaire. Il s’agit d’une mission médiatique qui intimide et séduit en même temps.

Que montrent ces films de propagande ?

Les images s’inspirent des codes hollywoodiens. On voit, mis en scène, des portraits de combattants surtout occidentaux convertis et contents de mourir, des jeux de guerre, des vidéos d’exécution de l’ennemi, des clips musicaux, tout cela doublé de vidéos mettant en scène des actes de bienfaisance pour des démunis servant à montrer en quelque sorte la bonne foi des djihadistes. Les images sont produites à l’aide d’un équipement professionnel sophistiqué – caméras GoPro, grues pour les travellings, drones – et font l’objet d’un traitement complexe : effet de sens, dimension dramatique, chants a cappella, éclairage, etc. La propagande de l’EI privilégie l’image, la personnalisation, le « storytelling ». Les thématiques principales sont : Utopie, Appartenance et Violence. Sans doute cette propagande exerce-t-elle, par sa rigueur et sa simplicité, une attraction particulière sur les jeunes en quête d’explications en dehors des nuances et des ambivalences.

En quoi touche-t-elle particulièrement les adolescents ?

La construction identitaire et la quête d’idéaux sont au cœur de la problématique de l’ado. C’est ce qui le pousse d’une part à chercher une société de substitution utopique, et d’autre part à s’exprimer par l’agir. La propagande, avec ses réponses toute faites enrobées de messages immuables et d’images séduisantes, berce d’illusions des adolescents en quête de solutions à des paradoxes qui les font souffrir. En effet, l’adolescent est doté d’une énergie pulsionnelle en plein déploiement, d’un mouvement dans le sens de la vie. Il « s’engage » pour se construire, cherchant une autonomie, une liberté de penser, d’agir, d’être. Il « se radicalise » au sens où il va chercher des absolus, des idéaux, il veut changer des valeurs, agir sur le monde, le transformer, le rendre plus juste. Pour reprendre les termes du psychiatre Philippe Gutton, c’est plus une quête d’idéal dans le moment présent qu’un processus modifiant la personne d’une façon immuable. Ce travail de construction identitaire est réalisé à travers l’identification et la différenciation : en se différenciant, l’adolescent cherche un « idéal intime » fournissant, à la fois, un sentiment d’individualité et une réponse à la question « qui suis-je ? » ; alors qu’en s’identifiant, il cherche un « idéal social » permettant de passer du lien vertical (à ses parents) à un lien horizontal (à ses pairs), à une société de substitution.

Pourquoi les discours religieux sont-ils particulièrement « attirants » ?

Parce qu’ils ont une dimension « de délivrance », traduisant une nostalgie vis-à-vis du passé, et une dimension « utopique », permettant une émancipation vers le futur. Mais, si ce besoin de croire est universel, il n’est pas investi de la même manière chez tout le monde. Le risque d’être séduit par l’offre djihadiste semble plus grand chez les adolescents fragilisés narcissiquement. Ils seront plus facilement attirés par un idéal qui se présente comme supérieur et absolu, et qui prétend fournir des réponses à tous leurs questionnements. Certains adolescents marginalisés socialement ou en échec scolaire peuvent vivre très mal les désirs frustrés et les repères identitaires défaillants propres à la globalisation marchande et à l’idéologie de la consommation. Ce qui favorise chez eux une organisation psychique basée sur la primauté violente originelle, qui a pour fonction la défense d’une identité très fragile marquée par un narcissisme immature et infantile. L’influence de ces crises, identitaire et sociale, sur la décision de l’adolescent de partir faire le djihad est clairement dévoilée lors des différents entretiens effectués avec les djihadistes en « désembrigadement ».

« Le jeune sent que le langage le trahit »

Ce que vous appelez le besoin de s’exprimer par l’agir semble aussi être exploité efficacement par la propagande djihadiste…

Quel que soit son mode d’expression, « le passage à l’acte » dérive d’un défaut de la capacité de mentalisation, une carence d’élaboration psychique, offrant en compensation un sentiment de toute-puissance avec un surinvestissement du corps. Il permet de s’interdire de penser, de se donner une figuration narrative de ce qui se joue en soi ; comme si en écartant la compréhension, la menace était aussi écartée. Il est souvent en lien direct avec la « défaillance du langage » à l’adolescence. Pendant cette période, la fonction de signifiance de la langue est mise à l’épreuve, et le langage s’avère insuffisant pour traduire la dynamique pulsionnelle. Le jeune sent que le langage le trahit : c’est alors que s’installe un clivage entre ce qu’il vit sur le plan sensoriel (qui s’inscrit hors du langage) et ce qu’il vit sur le plan social (qui doit être codé dans le langage). La machine propagandiste, fabricant du prêt-à-penser et du prêt-à-avaler, offre une sorte de pilule magique permettant d’échapper à toute forme d’ambivalence qui est vécue, durant la phase adolescente, comme une souffrance.