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Pédagogie(s) des valeurs et de la laïcité

Depuis 2015, différents dispositifs officiels ont renforcé la transmission des valeurs et de la laïcité à l’école. Comment ces nouveaux procédés sont-ils mis en œuvre ? Comment susciter l’adhésion des élèves ?

Comment ces valeurs sont-elles transmises aujourd’hui ?

«Il n’y a pas de doctrine concernant la pédagogie de la laïcité », indique d’emblée Laurence Loeffel, inspectrice générale de l’éducation nationale, membre de l’Observatoire de la laïcité et co-auteure du rapport « Pour un enseignement laïque de la morale » en 2013. Une fiche en libre accès sur le site Eduscol précise que « dans les programmes de l’enseignement moral et civique, la laïcité est à la fois un cadre, une méthode, une éthique et un contenu d’enseignement ». Laurence Loeffel souligne d’ailleurs que la laïcité est « au principe de l’enseignement moral et civique (EMC) » au sens où l’EMC met en œuvre des méthodes propices à la formation du jugement critique :

« La laïcité applique ce principe à partir du moment où elle suppose de pouvoir critiquer – au sens positif du terme – de pouvoir mettre en discussion et en débat des opinions, des croyances et de mettre à distance les dogmes ».

Dans les écoles primaires, selon de nombreux enseignants, l’apprentissage des valeurs s’effectue de façon informelle lorsqu’ils apprennent aux enfants les règles ou lorsqu’ils les rappellent à l’ordre par exemple. Dès lors, certains estiment que cette éducation morale et civique du quotidien est suffisante et ne voient pas nécessairement l’intérêt d’y consacrer, en plus, une heure hebdomadaire.

« Cette conception informelle de l’éducation du citoyen s’est peu à peu imposée dans les esprits au début des années 1990, quand les programmes d’éducation civique de l’école élémentaire ont cessé de se centrer sur le nationalisme civique, comme ils l’étaient avant, pour s’orienter vers des points d’appui plus transversaux, explique Laurence Loeffel. Pour de nombreux enseignants, consciemment ou pas, la mise en œuvre de l’EMC se fait au quotidien dans la classe ».

Ce peut être une bonne chose, selon Laurence Loeffel, si les objectifs spécifiques à l’EMC sont explicites et font l’objet d’une évaluation spécifique, sous forme d’observations, par exemple.

Dans l’enseignement secondaire, les nouveaux programmes prévoient qu’une demie heure hebdomadaire est dédiée à l’EMC. Pour Éric Favey, vice-président de la Ligue de l’enseignement, confédération regroupant environ 30 000 associations et mouvements d’éducation populaire, le problème n’est pas tant de trouver des ressources mais de savoir ce qu’on peut en faire. Il rappelle au passage

« il ne s’agit pas d’une question d’envie, c’est une obligation. Les valeurs ne sont pas la variable d’ajustement de l’école, c’est le cœur de l’école. Et c’est rappelé dans la loi, celle de refondation de l’école, mais aussi dans les lois précédentes qui indiquent qu’outre la transmission des connaissances, l’école fait partager aux élèves les valeurs de la République. Il s’agit donc d’une priorité et du cœur de l’école ». (voir encadré historique)

Quelles sont les difficultés rencontrées ?

L’écart entre la réalité vécue des élèves et les valeurs affichées, pointe Éric Favey. Par exemple, expliquer la liberté de conscience et de manifester ses convictions peut amener des questions sur l’interdiction des signes religieux dans les établissements scolaires publics.

« On peut le prendre comme une agression, mais aussi comme une situation extrêmement favorable pour expliquer en quoi il n’y a pas de contradiction avec un espace “ en partie neutralisé ”, qui l’est pour éviter les tensions, pour apprendre à se forger son opinion et à dialoguer autour de ses convictions, mais sans les manifester d’une manière ostensible parce que ce n’est pas la fonction de l’école », explique-t-il.

Il y voit aussi une bonne occasion de découvrir les lois de 1905 et de 2004. Même procédé concernant les objections que peuvent formuler les élèves sur l’égalité – qu’ils peuvent traduire, dès le plus jeune âge par « l’égalité, c’est pas pour tout le monde » –

« on peut utiliser ces remarques comme une situation d’apprentissage parce que là se jouent beaucoup de choses qui permettent de rassurer, de dire “ là vous avez raison, on pourrait faire beaucoup mieux ”. C’est la fonction de l’école de dégager et de renforcer l’outillage de chacun afin qu’on ne soit pas simplement dans le domaine des intentions, mais dans le domaine du passage à l’acte à la fois pour vivre bien et pour vivre mieux », indique Éric Favey.

Laurence Loeffel, inspectrice générale de l’éducation nationale, revient également sur le manque de formation des professeurs, mais aussi des cadres de l’institution, ce qui peut rendre difficile la mise en œuvre de l’enseignement moral et civique. L’institution scolaire manque de formateurs-trices expert-e-s dans ce domaine. Sans compter les nouveaux programmes scolaires, entrés en vigueur à la rentrée 2016, dont les professeurs doivent s’emparer sans délai. Les priorités sont nombreuses et l’EMC est un « énorme chantier à ouvrir au plan théorique et pédagogique », souligne-t-elle.

Comment les surmonter ?

« Les manuels sont, à mes yeux, un très bon point d’appui pour se lancer dans l’éducation morale et civique », indique Laurence Loeffel, qui recommande notamment ceux de Claudine Leleux, spécialiste de la didactique de l’éducation morale et civique depuis plus de 30 ans en Belgique. « Deuxième principe sécurisant, élaborer des programmations de cycle. Dans l’idéal, il faudrait que ce soit un travail d’équipe, au sein des écoles, que les progressions aient été discutées et clarifiées ensemble du point de vue des objectifs – à définir au sein de chaque séquence et au sein de chaque séance ». Un travail conséquent pour lequel les enseignants auraient besoin d’un accompagnement pédagogique, ne serait-ce que pour les guider dans l’appropriation des ressources, souvent diluées dans les enseignements classés par matière. Malgré tout, Laurence Loeffel tient à souligner que beaucoup de professeurs des écoles cherchent à mettre en œuvre les programmes du nouvel enseignement moral et civique, et notamment le débat argumenté, pratique langagière recommandée dans les programmes. L’inspectrice générale y voit une dynamique positive. Elle invite à « se soucier de la précision des objectifs d’apprentissage en explicitant les attendus des situations proposées aux élèves ». C’est pourquoi, à côté de l’apprentissage informel, l’heure d’enseignement hebdomadaire dédiée à l’EMC lui semble essentielle.

Éric Favey, vice-président de la Ligue de l’Enseignement, pointe aussi des manques au niveau de la formation : « les enseignants sont parfois pris au dépourvu parce que sur la question de la laïcité ils ne sont pas assez outillés sur le terrain juridique », et sur les jurisprudences récentes, indique-t-il. Une connaissance d’autant plus nécessaire que « par ailleurs aujourd’hui, on a des jeunes qui, très tôt, sont capables d’aller s’outiller », trouvant parfois sur Internet des textes de loi et leurs interprétations lorsqu’ils souhaitent contester une règle par exemple.

Autre enjeu, « beaucoup d’enseignants disent ne pas vouloir s’aventurer sur le terrain des convictions parce qu’ils connaissent mal les différentes religions. Il n’est pas nécessaire de connaître tous les textes sacrés pour aborder ces questions. Il est nécessaire de savoir comment les religions s’inscrivent dans l’histoire de l’humanité. C’est autre chose. Quand on fait de l’histoire des religions, on ne fait pas seulement l’histoire d’une religion même si les pays ont des religions plus présentes et marquées que d’autres. Et la diversité des religions, dans un pays comme la France aujourd’hui, oblige à avoir une connaissance culturelle des religions plus étendue qu’avant, ce qui suppose une formation ».

Il enjoint aux professeurs de ne pas hésiter à faire appel à des personnalités qualifiées à l’extérieur de l’institution scolaire comme des associations, ou des mouvements d’éducation populaire, qui proposent des activités très concrètes aux élèves, à l’instar des « parcours citoyens » dans les villes. De manière plus générale, il invite à saisir tous les questionnements pour les transformer en opportunités pédagogiques car, selon lui, « les valeurs se nichent partout aujourd’hui, y compris dans l’enseignement des mathématiques ». Et de conclure :

« On n’a pas à craindre la diversité des opinions et des croyances. Au contraire, ne pas les écouter, ne pas les mobiliser, c’est s’amputer d’une grande richesse de solutions. Qu’est-ce qu’on fait de cette expression multiple aujourd’hui pour multiplier les possibles ? »

Que se passe-t-il du côté des « pédagogies alternatives » ?

Dans une école élémentaire de type Montessori, en région parisienne, la transmission des valeurs, comme les différents savoirs, s’effectue au quotidien de manière assez concrète.

À tout moment, les enfants peuvent poser des questions et démarrer des discussions proches de débats philosophiques. Julie*, professeur d’une classe de niveau CM1 dans cet établissement, explique ainsi qu’au détour d’une explication sur la différence entre la nature et la fonction des mots, les enfants se sont interrogés sur l’âge adulte : devenir adulte, cela consiste- t-il à changer de fonction ? « Il faut de suite capter ces moments, demander leur avis aux autres. Cela fait partie des apprentissages », explique-t-elle. Sur ses grilles d’évaluation, elle doit prendre en compte des critères comme la curiosité, la patience, l’ouverture sur le monde, se représenter des notions abstraites – comme celle de société par exemple. Julie cite également des problèmes de mathématiques dans lesquels l’énoncé ne permet pas de répondre à la question posée, ce qui invite les élèves à faire preuve d’esprit critique.

Dans son école, les enfants sont réunis chaque vendredi pour assister à des « assemblies », sur le modèle britannique. Au Royaume-Uni, il s’agit de moments collectifs auxquels participent les élèves, mais aussi tous les personnels de l’école. Ces réunions permettent de parler de la vie de l’école, des valeurs, et de débattre de certains sujets. Dans l’établissement de Julie, le dernier thème abordé était la discipline : « Faut-il punir pour inciter l’élèves à se remettre en question ? »

Comme dans toutes les matières, les enfants doivent exprimer leur avis de façon argumentée, expliquer ce qu’ils pensent. Ils sont libres de dire qu’ils ne savent pas répondre à une question et sont encouragés à exprimer leurs sentiments.

À chaque trimestre, les élèves font l’expérience de la démocratie en élisant un rédacteur en chef pour le journal de l’école. Les candidats de CM1 et de CM2 préparent un programme, le présentent aux autres enfants et se soumettent au vote de leurs camarades.

« Il y a des pleurs de déception parfois. Le candidat qui n’a pas été élu peut remettre en question son programme, se demander si ses propositions étaient réalistes, et se représenter aux prochaines élections. C’est une forme d’apprentissage de la remise en cause », indique Julie.

Le rédacteur en chef élu doit choisir le thème de la prochaine édition du journal, répartir la rédaction des articles et les relire avant de le transmettre à l’équipe pédagogique.

Cet établissement, créé dans un contexte d’après-guerre, a fait le choix d’interdire les signes religieux. Les enfants ne parlent que très peu de leurs croyances, l’équipe pédagogique ne les interroge pas à ce sujet. En revanche, les parents, étant d’origine géographiques très diverses, interviennent régulièrement pour présenter les coutumes, les fêtes et les plats de leur pays.

La pédagogie imaginée par Maria Montessori (1870-1952) repose sur différents matériels comme les lettres rugueuses ou des tapis qui constituent des espaces de travail pour les jeunes enfants. Ces derniers doivent également effectuer des tâches adaptées à leur âge, comme faire la vaisselle, ranger la classe, surveiller le temps en regardant la pendule, aider leurs camarades. Le professeur se place dans une attitude de guide, le but étant d’autonomiser les enfants dès leur plus jeune âge.


Cette question est-elle vraiment nouvelle ?

Pas vraiment.

« Depuis la création de l’école publique en 1881, il y a la volonté d’intégrer dans l’école, ce qu’on pourrait appeler une manière de forger l’identité nationale et républicaine, notamment à travers la question de la laïcité », explique Éric Favey.

Cela se traduit dans les programmes scolaires, même si cette thématique ne figure pas toujours au premier plan. « Non pas que ces valeurs soient délaissées par l’institution scolaire, mais elles apparaissaient comme assez naturellement incluses dans la pratique de l’école sans qu’elles ne fassent l’objet d’une visibilité en tant que telles ». Le spécialiste décrypte plusieurs phases : « dans les années 1970 et 1980, la question est moins présente. On considère peut-être que ces valeurs sont de l’ordre de l’acquis, et on fait face à d’autres défis avec la massification scolaire, la mise en place du collège pour tous, l’ouverture progressive de tous les lycées ». D’autre part, à l’époque, il existe « une sorte d’adhésion implicite. L’Église catholique s’est rangée à cette idée qu’elle avait tout à gagner à une République laïque parce qu’elle fait de la place aux religions en général, à condition qu’elles ne viennent pas prendre une place qu’elle n’a pas à prendre. L’école n’échappe pas à cette sorte de sécularisation implicite de toute la société ».

La laïcité revient sur le devant de la scène dans les années 1980, lors de la loi Savary de 1984, qui souhaite instaurer un grand service public de l’enseignement. « Mais ce moment concernait l’organisation de l’école, pas les contenus d’enseignement », souligne Éric Favey. L’affaire dite du foulard de Creil en 1989 – trois collégiennes souhaitaient porter un voile islamique en classe – ne s’intéressait pas non plus directement aux contenus mais plutôt à l’aspect règlementaire. « On aura, au passage, quelques réflexions importantes », précise Éric Favey. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Éducation nationale en 1985, voulait rétablir les rituels républicains à l’école et l’étude obligatoire de la Marseillaise. Il a intégré de manière plus visible les valeurs républicaines aux programmes à travers les cours d’éducation morale et civique.

« Le sujet est constant à l’école, mais les moments de focalisation sur les valeurs – rarement de la laïcité en elle-même d’ailleurs – le sont en réaction à ce qui est présenté comme des incidents, de façon défensive donc, plutôt qu’à travers une réflexion d’ensemble sur ce qui nous unit et à la dimension positive des valeurs comme la possibilité de vivre en commun paisiblement et dans le respect des principes des droits démocratiques », analyse Éric Favey.

Depuis deux ans, le vice-président de la Ligue de l’enseignement constate des changements qu’il considère positifs :

« On peut dire que cette période s’est ouverte avant les attentats, en 2012 avec la loi de refondation de l’école. La question de la morale laïque et la volonté de mettre en place un enseignement moral et civique, rendent explicite l’enjeu des valeurs dans l’école. Cela se traduit bien, à tous les niveaux, dans le nouveau socle commun de connaissances, de compétences et de culture puisque le 3e domaine de ce socle est centré sur la formation de la personne et citoyen ».


Vu d’Europe

En Belgique francophone, les élèves peuvent suivre un cours d’éducation morale non-confessionnelle et un cours de religion. Ce dispositif est institué depuis une soixantaine d’années. « Le principe de cette éducation morale est inscrit dans la loi constitutionnelle. Cet enseignement a donc des ambitions et des objectifs qui vont bien au-delà des programmes scolaires », indique Laurence Loeffel.

Les professeurs sont formés à cet enseignement aux plans théorique et didactique pendant toute la durée de leur formation. « L’environnement culturel et intellectuel est donc propice à la mise en œuvre œuvre régulière et continue de ce cours dispensé sur toute la durée de la scolarité de l’élève », analyse Laurence Loeffel.

En France, la situation est différente, l’EMC est un tout nouvel enseignement qui aura besoin d’une bonne dizaine d’années pour s’institutionnaliser. Il faut du temps pour ancrer un enseignement dans des pratiques régulières ainsi qu’un effort de formation initiale et continue sur plusieurs années. L’inspectrice générale souligne qu’elle observe déjà « de belles initiatives et de belles réalisations localement ».


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